CHAPITRE VIII
Des pyramides cent fois plus grandes que les plus grands vaisseaux de Terre O. Quant à la ville, elle est immense aussi, avec des maisons à toits ronds surmontés d’une longue flèche de métal étincelant.
— Il y a là plusieurs millions d’habitants, murmure Galdar. C’est inimaginable.
Une ville avec des rues, des avenues et beaucoup de circulation. Des hommes, des femmes, des enfants… Une animation de grande métropole… Lorgra-ville 1 n’est qu’une petite bourgade comparée à cette formidable cité inconnue.
Tous les hommes sont vêtus de gris. Larges pantalons bouffants, tunique cintrée à la taille. Chez les femmes, il y a plus de variété. Les couleurs sont chatoyantes et les robes extrêmement courtes, et les corsages largement décolletés, quand ils existent car beaucoup de femmes vont les seins nus.
Celles qui ont choisi cette mode ont des poitrines splendides, fermes et hautes. Quant à leurs cheveux, ils sont blonds, bruns ou roux. Ce sont des humains absolument semblables à nous.
— On dirait que nous les regardons avec une loupe, grogne Barka. Normalement, ces gens devraient être minuscules vus d’aussi loin et nous avons l’impression qu’ils sont tout près.
— Juste…
Je me frotte les yeux… Je voudrais bien comprendre ce phénomène car Barka a raison… Nous nous trouvons à plusieurs kilomètres de l’entrée de la ville.
Galdar prend mon bras.
— Nous continuons quand même ?
— Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre.
Une nouvelle route conduit directement à l’entrée de la ville qui demeure toujours étrangement proche. Anormalement proche pour le regard… Puis, je repère d’immenses piliers surmontés de grands disques animés d’un lent mouvement de rotation.
— Ce sont sans doute ces disques qui créent ce phénomène d’optique.
— Pour quelle raison ? s’étonne Barka.
— Comme on ne les a certainement pas posés à notre intention, j’imagine qu’ils doivent servir à la surveillance de la cité.
— A son espionnage ?
— Peut-être…
Nous nous remettons en route. Tous les hommes et les femmes que nous voyons aller et venir dans les rues sont humains, mais pas tous de même race… Blanche, mais plus athlétique, comme si on en avait soigneusement sélectionné tous les échantillons.
Du moins, c’est la première impression que donne cette foule. En la regardant mieux, on s’aperçoit qu’elle est légèrement mélangée et compte des éléments de diverses appartenances. Je reconnais des Sargans qui ont la peau bleue, mais ils forment une infime minorité, les Terriens aussi. Je vois aussi des Lorgraniens, des hommes de Vanagol, des femmes de Dekkan…
Il y a dans ces rues un échantillonnage à peu près complet de tout ce qu’on trouve dans l’ensemble des galaxies connues. Dès que nous avons dépassé un certain point sur la route par rapports aux piliers, la cité reprend immédiatement ses distances et ne nous apparaît plus que comme une fourmilière.
— C’étaient bien ces piliers qui créaient le phénomène d’optique, fait Barka.
— Il doit s’agir de détecteurs…, mais je ne comprends pas pourquoi ils créent un champ d’élargissement de la vision au lieu de se contenter d’enregistrer ce qu’ils aperçoivent.
— Ces piliers sont peut-être vivants comme l’astronef que tu as détruit.
— Peut-être.
J’en éprouve une sensation de malaise… Des machines, des objets, des appareils doués d’une vie à la fois biologique et mécanique, cela me paraît abominable…
Soudain, sortant de la ville, nous apercevons une voiture qui emprunte la route que nous descendons et fonce dans notre direction. Une voiture ramassée, aux lignes simples, qui fonce à une vitesse extraordinaire tout en étant capable de s’arrêter sur quelques mètres… Ce qu’elle fait en arrivant à notre hauteur.
Deux hommes en descendent… Ils appartiennent à la grande race et portent sur leur tunique grise des insignes dorés. Le premier a les cheveux d’un noir de jais, l’autre est blond. C’est ce dernier qui s’adresse à nous.
— Lequel d’entre vous est Gil Tarnat ?
J’avance d’un pas.
— Moi.
Avec un large sourire, le géant blond me tend une boîte-message et m’annonce :
— Mon nom est Trémali… J’ai un grade correspondant à celui de général dans la Garde Spatiale de Terre O.
De la main, il me présente son compagnon.
— Voici l’eskar Bro-Han… Eskar équivaut à colonel chez vous.
Je salue, puis je lance la boîte-message.
« Nauvéa, chef suprême de Dudwal II salue le commandant Tarnat et sera heureux de le recevoir dans son palais… Le commandant Gil Tarnat est l’hôte d’honneur de Dudwal II où chacun s’efforcera de satisfaire ses moindres désirs… Sa sécurité et celle de ceux qui l’accompagnent est garantie… Ce message en fait foi. »
Trémali continue à me fixer en souriant. Il est conscient de ma surprise et de celle de mes compagnons. Il ajoute :
— Nous attendions votre visite depuis longtemps, commandant.
— Ce n’est pourtant pas votre chef suprême que je venais voir sur cette planète.
— Pourtant, c’était lui qui vous avait convoqué.
— Lui qui m’a fait savoir que l’humanité toute entière était menacée d’asservissement ?
— Ce sont là des mots… Est-ce qu’un esprit humain est capable de concevoir, quoi que ce soit, à l’échelle de l’univers ? Nous ne sommes rien. Même l’Empire terrien n’est qu’une vue de l’esprit puisque vous êtes libre de circuler dans l’espace à votre convenance et d’intercepter tous les vaisseaux qui vous tentent.
Oui… Une vue de l’esprit… N’empêche que l’autorité de l’Empereur s’étend jusqu’aux confins de toutes les galaxies connues, et que des centaines de milliards d’hommes lui obéissent…, même si une poignée de pirates comme nous, passons outre à ses règlements.
Trémali attend, puis Bro-Han nous ouvre une des portières de la voiture qui les a amenés.
— Voulez-vous monter ?
Barka d’abord, puis Galdar pour qu’elle se trouve entre nous, Trémali et Bro-Han reprennent place à l’avant. Comme la voiture effectue une manœuvre pour virer, je demande :
— Pourquoi n’est-on pas venu nous chercher à l’endroit où est tombé l’Astronef du Pouvoir ?
— Si nous l’avions fait à ce moment-là, vous vous seriez défendus…, et nous ne vous voulons aucun mal.
— Nous avons pourtant été attaqués par des Dravons, dans la forêt…
— Des Dravons sauvages… Il en existe quelques tribus dans les forêts de la zone équatoriale et il est extrêmement difficile d’aller les débusquer.
— Bon… Vous nous attendiez… Après avoir tenté de nous enlever dans le palais Déran ?
— On ne vous avait fait aucun mal… Nous pensions que vous vous seriez laissé amener jusqu’ici sans opposer la moindre résistance… Généralement, c’est ce qui se passe, mais notre chef vous avait sans doute mésestimés.
Trémali accentue son sourire.
— Et puis, nous ne nous doutions vraiment pas que vous seriez en mesure de détruire un de nos Astronefs du Pouvoir.
Ça, je veux bien le croire…, mais tout ce qu’il m’a raconté d’autre est faux. Les hommes de Dudwal pensaient que Galdar avait rencontré un agent de la Garde Spatiale et ils ont tué cet agent… et ils ont ignoré jusqu’à mon arrivée au palais Déran qu’il y avait eu une erreur chez l’Araucan…
Un rien sarcastique, je lance :
— En détruisant cet Astronef du Pouvoir, j’ai tout de même tué l’un des vôtres, et pas l’un des moindres.
— C’est sans importance, compte tenu des services que vous êtes appelés à nous rendre.
J’essaye de rester calme et de manifester le moins de surprise possible… J’envie l’impassibilité de Barka qui se conduit comme si tout ce qui nous arrive était parfaitement naturel et qui doit s’inquiéter uniquement de faire le vide dans son esprit.
C’est ce que je devrais faire et je n’y parviens pas… Quant à Galdar, elle est de nouveau envoûtée comme elle l’était au palais de son père.
Une fois de plus, j’ai l’impression d’être le seul à garder ma lucidité. Maintenant, nous roulons en plein centre de la ville. La population est vraiment très mêlée, mais ne paraît pas se confondre. Les gens de Dudwal vont ensemble…, comme ceux de Sargans et ceux de Terre O.
Ceux-là, j’en désigne un groupe à Trémali.
— Ceux-là sont mes compatriotes ?
— Oui.
— Comment se fait-il qu’ils soient ici ?
— Nos vaisseaux font des incursions dans toutes les galaxies…, et il leur arrive d’embaucher du personnel sur les planètes où ils se posent. Ici, nos lois permettent à toutes les races de se confondre et de se mélanger.
— Qu’entendez-vous par-là ?
— La génétique a ses lois… Ce n’est pas aux hommes de décider ce qui est bon ou mauvais dans ce domaine… Nous avons des ordinateurs qui règlent ces questions.
— Et quand vos ordinateurs décident d’accoupler un homme bleu de Sargans avec une Blanche de Terre O ?
— Ça n’est jamais arrivé.
— A Lorgra-ville, j’ai vu des hommes qui avaient peur… Terriblement peur depuis qu’ils avaient passé certains tests…
— Ceux qui nous ont servi une fois, puis songent à nous trahir sont toujours cruellement punis dans leur chair… Point n’est besoin de jugement pour cela ou de bourreaux… La punition est en eux et les frappe chaque fois que, en pensée, ils envisagent de nous nuire… Ce n’est pas réservé uniquement aux Lorgraniens. Moi-même, si je songeais à trahir, je serais frappé.
— Par qui ?
— Ma conscience.
— Ce que vous appelez conscience n’est sans doute qu’un analyseur de pensées introduit artificiellement dans les corps.
— Nauvéa vous parlera de toutes ces choses.
Qu’est-ce que ça peut lui faire, à Nauvéa, puisque nous sommes tombés en son pouvoir, et, cette fois, définitivement. J’ai l’impression d’avoir été berné sur toute la ligne et, en même temps, je suis satisfait comme d’une très grande victoire.
Nous sommes arrivés. Notre véhicule vient de pénétrer à l’intérieur d’une des immenses pyramides tronquées et stoppe au fond d’un vaste hangar. Tout est en métal autour de nous, un métal étincelant.
Je touche une des parois et je m’aperçois qu’elle est chaude, chaude et souple… Je retire vivement ma main et Trémali me rassure d’un geste.
— Toute la matière que nous utilisons est biologiquement vivante…, d’une façon ou d’une autre. Mais ça ne lui enlève rien de ses qualités, au contraire. Dans les étages supérieurs, vous n’éprouverez plus la même impression. Au-dessus de deux mètres, le métal a la même consistance que partout ailleurs.
— Ce n’est plus de la matière vivante ?
— Si, mais elle est morte et en quelque sorte fossilisée. De plus, cette impression de vie animale, vous ne pouvez la ressentir qu’à l’intérieur des pyramides… Ça ne vous avait pas frappé lorsque vous vous trouviez à bord de l’astronef que vous avez détruit ?
Il nous ouvre la porte d’un ascenseur. Barka y pénètre, suivi de Galdar. Ils sont toujours muets tous les deux. Je les suis avec Trémali, Bro-Han reste dans le hangar.
Sur une des parois de la cabine, un tableau comportant une bonne centaine de boutons, rangés par bandes de diverses couleurs. Je me demande comment fait Trémali pour repérer le bon car, pour moi, ils se confondent tous.
Je me tourne vers Galdar.
— Vous ne vous attendiez pas à ce que les choses s’arrangent ainsi ?
— Je savais que les Maîtres nous surprendraient.
— Vous n’avez jamais été totalement délivrée ?
— Que voulez-vous dire ?
— Lorsque je vous ai entraînée au-dessus de l’astronef, vous étiez toujours en leur pouvoir ?
Elle me fixe sans comprendre avec une espèce de peur latente au fond du regard.
— Ne me parlez plus jamais de cela.
Evidemment, nous sommes tous soumis à une formidable pression mentale. Je la sens aussi peser sur mon subconscient, mais je me sens tout de même capable de réagir… Je me demande si Trémali l’a remarqué ou si Nauvéa s’en rendra compte.
L’ascenseur s’arrête…, ses portes coulissent et nous nous retrouvons dans un étroit couloir. Je devrais dire une coursive. Toujours des parois métalliques… Nous la longeons sur une centaine de mètres, puis Trémali s’arrête devant une porte gardée par deux robots.
Des robots qui n’ont pas forme humaine… Ils sont trapus et carrés, hérissés de longues pointes menaçantes. Sur un signe de Trémali, celui de droite nous ouvre la porte…, et nous entrons de plain-pied dans un formidable laboratoire.
Je dis laboratoire à cause de la multitude d’appareils divers qu’on y voit partout… Des machines comme je n’en ai jamais vu. Des cadrans, des viseurs, des panneaux couverts de manettes, des dynamos. D’autres panneaux où scintillent des lampes de toutes les couleurs.
Dans un coin, j’aperçois des meubles… Des fauteuils, aux formes bizarres, très grands… Dans lesquels on pourrait asseoir trois hommes de ma corpulence de front… Mais je n’ai pas le temps de voir quoi que ce soit d’autre.
D’un de ces fauteuils se dresse un homme… Un homme de Dudwal… Il est très grand… Plus de deux mètres de haut et proportionné en conséquence… Dès que son regard a accroché le mien, je ne vois plus que lui.
Ce n’est pas qu’il hypnotise… Je garde le contrôle de moi-même et de mes sensations, mais, tout à coup, il n’y a plus que lui qui compte.
Le visage est beau, allongé. Les traits sont fins. Il a des cheveux noirs coupés court et il est rasé. Ses lèvres sont minces et son regard incisif.
— Enfin, vous voilà, commandant Tarnat.
Il parle en galactique et s’avance en me tendant la main.
— Je suis Nauvéa, le chef de cette communauté de Dudwal qui a réussi à échapper au désastre qui a détruit sa planète d’origine… Longtemps, nous avons été des êtres en quête d’un monde propice, commandant… Un monde à la mesure de nos ambitions… Le vôtre, en quelque sorte.
— Vous voulez parler de l’Empire ?
— J’ai dit le vôtre… C’est-à-dire l’espace… Vous régnez sur l’espace, commandant Tarnat… Et qui tient l’espace, tient l’univers.
De la main, il me désigne un fauteuil, puis s’installe en face de moi.
— Désirez-vous boire ?… J’ai ici tout ce qui peut tenter un homme de l’espace : du slana, de l’alcool terrien, du kara, mais rien ne vaut l’alcool terrien à vos yeux, j’imagine ?
— Vous avez raison.
J’ai les deux mains posées sur les crosses de mon pistolet et de mon fulgurant… Nauvéa le remarque et sourit.
— Vous avez ma parole qu’il ne vous sera fait aucun mal… Vous ne me croyez pas ?
— Aucun mal en dehors de la pression mentale que vous exercez sur nous tous depuis que nous nous sommes approchés de cette ville.
Ma remarque paraît le dérouter… Il fronce imperceptiblement les sourcils.
— Pas sur vous… En tout cas, je m’aperçois que sur vous, elle reste sans effet. Et puis, c’est une pression momentanée… Je ne veux pas que Galdar et votre associé puissent comprendre quoi que ce soit à ce que nous allons nous dire…, et vous n’auriez pas accepté que je les éloigne de vous.
Je me retourne… Ils sont là tous les deux… Assis dans le même fauteuil… Nauvéa reprend :
— Vous êtes un homme étrange, commandant… Vos questions ne reflètent pas toujours vos pensées… Mais pensez-vous que je ne sois pas en mesure de vous faire enlever vos armes ?… Pourquoi le ferais-je à partir du moment que c’est une alliance que je compte vous proposer ?
— Admettons que je la refuse.
— Pourquoi cette réserve avant même que je vous l’aie proposée ?… Il n’existe aucune raison valable pour que vous la refusiez.
— Admettons, pourtant, que ce soit le cas… Serai-je libre de quitter le continent Nord pour regagner le continent Sud et le spatiodrome où m’attend mon vaisseau ?
Un sourire hésitant se fige sur les lèvres de Nauvéa.
— J’avoue que je n’ai pas envisagé cette hypothèse…, et votre question me place dans l’embarras… J’ai toujours tenu votre accord pour acquis.
— Pourquoi ?
Pour la seconde fois, Nauvéa paraît dérouté… Il hésite et, finalement, murmure :
— Vous êtes un pirate.
— C’est-à-dire, un homme libre. Agissant en homme libre.
— Voilà exactement ce que j’attends de vous… J’ai les moyens de conquérir l’univers et je ne sais absolument pas comment entreprendre cette conquête. Jusqu’ici, tous mes essais se sont soldés par des échecs.
— Vous tenez Lorgra en votre pouvoir !
— Rien n’est plus dramatique pour moi que la situation sur Lorgra… Je ne domine que ceux que j’asservis et cela me demande des dépenses d’énergie prodigieuses. Ceux dont je ne contrôle pas continuellement l’esprit deviennent automatiquement mes ennemis déclarés.
— Et vivent dans la peur.
— Dans la terreur de leur déviationnisme. Tout cela parce que je ne suis pas un chef et qu’il n’y a pas de chefs parmi les miens. Vous, des milliers d’hommes vous suivent… Librement… Ce n’est pas une question d’intelligence ou de connaissance, mais de personnalité… Dans Dudwal, la première, il y avait des chefs…, et ils ont veillé au moment du désastre à ce que tous les principaux savants soient sauvés… Les savants, d’abord… C’est ce qui est arrivé, mais seuls les savants ont survécu… Vous comprenez cela ?
— Vaguement.
— Nous n’avons que les qualités du savoir et ce n’est pas avec cela seulement qu’on peut devenir un conquérant.
— Pourquoi tenez-vous à conquérir ?
— Parce que c’est la Grande Loi… Si nous ne nous imposons pas, nous serons détruits… Nous le savons, car nous pouvons lire dans les esprits… Il y a plus d’un siècle que nous vivons ici… Nos vaisseaux ont parcouru toutes les galaxies civilisées. Partout, nous avons lu dans les cerveaux que la Grande Loi était de dominer pour ne pas être asservi… Vous savez que c’est la vérité.
— Oui…
— Lorsque nos vaisseaux se sont posés dans cette vallée, les équipages étaient à la limite de leurs forces et nous avons établi un camp provisoire… Des secours sont venus immédiatement du continent Sud… Des gens qui ont d’abord été émerveillés par tout ce que nous apportions, puis qui ont voulu se l’approprier… La cupidité leur enlevait tout sentiment, mais nous lisions en eux comme dans des livres… La seule solution pour nous a été de disparaître… Nous leur avons fait croire que nous mourrions les uns après les autres… De nos vaisseaux, ils n’ont vu que ce qu’il nous a plu de leur montrer… Nous leur avons fait oublier le reste… Ce qu’ils ont emporté était hors d’usage… A ce moment-là, il n’y avait pas de choix pour nous… Ça ne doit pas vous surprendre ?
— J’ai connu pire.
— Dès que notre vallée a été abandonnée par les Lorgraniens du continent Sud, nous sommes tous sortis de l’état de catalepsie dans lequel nous nous étions volontairement plongés… Après l’expérience que nous venions de faire avec les habitants de Lorgra, nous savions qu’il en serait de même partout… Les techniques que nous apportions, tout le monde nous les aurait volées… Nous devions donc les garder jalousement… Dans nos laboratoires, nous possédions de quoi recréer la vie… Nous avons retrouvé des femmes et pu recommencer une vie normale… Malheureusement, une grande partie des nôtres étaient stériles… Notre population a augmenté lentement… Encore aujourd’hui, nous ne sommes que quelques milliers de vivants réels.
— Auxquels il faut ajouter les vivants des Astronefs du Pouvoir.
— Ce ne sont plus des hommes… Seulement des cerveaux… Une façon d’atteindre l’éternité… Sous une autre forme…, plus de corps, une masse de chair informe destinée à fournir le sang nécessaire à l’irrigation des circonvolutions cérébrales… Le cerveau humain est plus rapide dans ses déductions que l’ordinateur le plus perfectionné… Dans ces cerveaux, tous les neurones fonctionnent, en grande partie parce qu’ils sont sollicités par les mémoires mécaniques, mais ils fonctionnent, ce qui donne à ces cerveaux une monumentale force psychique…
Un silence. Nauvéa se concentre pour ce qu’il lui reste à m’annoncer.
— Nous avons pris de nombreux contacts… Avec les gens de Lorgra, d’abord… Sans dévoiler qui nous étions… Nous leur avons apporté certaines techniques… Qu’il nous a fallu défendre âprement… On nous contestait jusqu’à nos droits sur ce que nous apportions… C’est ce qui nous a amenés à prendre en main les destinées de la planète.
— Ce qui a abouti à une régression.
— Apparente…, et c’est dû au fait que nous ne pouvons pas être constamment présents dans tous les cerveaux… Une dualité a toujours existé entre les Lorgraniens et nous… Vous savez comment nous avons supprimé cette dualité, mais nous avons tenté d’autres contacts, et partout le résultat a été le même… En tant que tels, un savant et un technicien ne représentent rien… Ce sont les forces politiques qui dirigent les Etats, et la politique est mouvante, hors de nos préoccupations.
Il pousse un soupir.
— Nous avons tenté d’utiliser la force…, en créant des milices de Dravons… Mais les Dravons obéissent à ceux qui les commandent directement… Un petit officier sans importance a plus de pouvoir sur sa section que moi, par exemple… A moins que je délègue en permanence un Astronef du Pouvoir à côté de lui.
— Et vous n’avez jamais rallié suffisamment d’officiers à votre cause ?
— Non.
— Que leur avez-vous proposé ?
— Le pouvoir… Beaucoup ont paru accepter, mais ce n’était qu’apparence. A la première occasion, ils ont trahi… Ou, du moins, ils ont essayé…, car nous ne leur avons jamais laissé le temps d’aller jusqu’au bout.
— Le contrôle mental ?
— A l’aide de sondages réguliers.
Je secoue la tête.
— Vous n’aurez jamais de véritables alliés tant que vous leur imposerez un contrôle psychique.
— Sans certitude, nous ne pouvons nous fier à personne.
— Avec moi, il faudra vous y résoudre… A propos, vous ne saviez pas que j’allais venir… Ni qui j’étais réellement… Vous pensiez que l’agent de la Garde Spatiale que Galdar avait contacté était mort.
— C’est exact… Nous avons su que nous nous étions trompés d’homme lorsque l’Araucan nous a parlé de vous…, puis, qui vous étiez lorsque l’Astronef du Pouvoir que vous avez détruit a lu dans vos pensées…
— Il était en contact permanent avec vous ?
— Pas moi directement.
— En tant que pirate, je vous ai intéressé… Je pouvais devenir le chef de guerre dont vous aviez besoin… Vous me proposez de devenir votre général… Vous voulez que j’entre à votre service comme les princes sont à celui de l’empereur.
— Exactement.
— J’accepte…, à condition que vous n’exerciez jamais le moindre contrôle mental sur moi.
Nauvéa se met à rire et appuie sur un bouton placé en avant de l’accoudoir de son fauteuil… Immédiatement, je suis comme nimbé dans une lumière blanche et, sans être vraiment paralysé, je suis incapable de bouger.
Nauvéa me fixe intensément et, soudain, je vois son visage refléter une rage intense. Il hurle :
— Trémali.
L’officier qui est venu nous récupérer sur la route s’avance et entre dans mon champ de vision.
— Regarde, jette Nauvéa… Regarde… Nous avons été floués sur toute la ligne… Ce n’est pas à un homme que nous avons affaire, mais à un vulgaire androïde… Voilà pourquoi il ne subissait jamais l’influence mentale des Maîtres… Sa bande de conditionnement se trouve sous son omoplate gauche… Enlève-la-lui.
Trémali s’approche de moi… De sa ceinture, il sort un couteau… Je devrais dire un scalpel, puis il commence à défaire ma combinaison spatiale… Je suis toujours incapable de bouger et je continue à avoir la certitude que je ne suis pas paralysé pour autant.
Sous ma combinaison, je porte un maillot que Trémali déchire, puis il passe derrière moi…, sa lame effleure ma chair… La douleur est fulgurante mais brève… Puis, je revois Trémali qui remet à Nauvéa un cylindre allongé…
Un immense vide se fait dans ma tête… J’ai l’impression de ne plus avoir de réalité… Pourtant, je reste conscient… A peine… C’est une conscience fragile… Imperceptible…
Nauvéa examine le cylindre, puis maugrée :
— Une bande de conditionnement total…, évidemment, cet androïde réagissait comme un véritable être humain… Il en possédait tous les réflexes… Je comprends que les Terriens espéraient nous tromper… Ils ont failli réussir… Sans la lumière éclatante, je tombais dans le piège… Mais leur ruse, nous allons la retourner contre eux… Une bande de conditionnement total, on peut facilement en modifier les motivations…
Il ricane, puis, de nouveau, me fixe intensément, comme Trémali, du reste...
— Le voilà vide, ce cerveau…, entièrement vide… Tu n’as jamais eu le moindre doute ?
— Jamais… Il se comportait exactement comme un être humain…, logiquement, sans être pour autant absolument raisonnable… Dans son conditionnement, on avait prévu un minimum de faiblesses qui devaient faire illusion.
— Il a fallu la lumière éclatante pour que j’aperçoive son cylindre de conditionnement.
Un androïde… Je ne suis qu’un androïde conditionné par une bande magnétique… Du coup, je comprends toutes les incohérences qu’il y avait en moi… Le fait que je n’aie pas reconnu Galdar, par exemple…
Un androïde n’a que les souvenirs de ses mémoires mécaniques…, et elles n’enregistrent pas la beauté des visages…, seulement les sons…, alors, je me souvenais de sa voix… Une machine… Je ne suis qu’une machine et je me prenais pour un chef…
Gil Tarnat… Un homme artificiel… Quand je pense que je méprisais les Dravons… Ce ne sont que de grands singes, mais eux, au moins, n’ont pas été fabriqués dans un laboratoire…, et ils ne vivent pas avec la mémoire d’un autre.
Barka aussi doit être un androïde… Comme Leker et Paolo… J’en éprouve un atroce sentiment de frustration et, soudain, tout se met à tourner dans ma tête et je m’évanouis.